Le 14 février 2019, la Cour du Québec a tranché sous la plume de la juge Hélène Bouillon : CFG Construction est coupable d’avoir causé la mort d’Albert Paradis par négligence criminelle, lors de l’accident survenu le 11 septembre 20121.
Selon la preuve retenue, des cadres supérieurs de la compagnie CFG Construction auraient laissé un camion désuet, dont les freins étaient mal entretenus depuis plusieurs années et chargé au maximum à la demande du président, circuler sur un abrupt chemin forestier dans le chantier du parc éolien de la Seigneurie de Beaupré à St-Ferréol-les-Neiges. Le dénivelé du chemin était de 11,9 %, sur une distance de 700 mètres. (par. 4)
Le camion 12 roues de type conteneur est retrouvé au pied de la pente du chemin forestier, dans le fossé, sur ses roues, son lourd chargement d’armature d’acier, par terre. Aucune trace de freinage n’est apparente.
Le corps du travailleur est au sol et la porte côté conducteur est « entrouverte et abîmée ».
Or, le camionneur expérimenté, M. Paradis, se plaignait depuis plusieurs années de l’état défectueux des freins de ce camion qu’il utilisait depuis 2010.
La juge a évalué l’ensemble de la preuve et a considéré que « l’état mécanique de ce camion est au cœur de l’accusation, soit le système de freinage ». (par. 10)
La juge a entre autres considéré, dans ce jugement très étoffé, que les preuves déterminantes quant à l’entretien du camion étaient celles « contemporaines à l’accident et celles relatives à l’année précédente ». (par. 14)
De nombreux rapports d’expertise ont été déposés et ont démontré une série de dérogations majeures et mineures du système de freinage, la majorité rendant le camion impropre à la circulation.
Le jour de l’accident fatal, M. Albert Paradis avait même dit à son épouse: « Si je ne suis pas à la maison ce soir, c’est que je vais être mort ». (par. 70)
De plus, la preuve a établi que l’état de défectuosité du camion avait été communiqué à de nombreuses reprises à des personnes en autorité.
Mais qui sont ces personnes en autorité et comment établir s’il y a eu négligence criminelle de l’organisation, au sens de l’article 219 du Code criminel, responsabilité découlant des actions ou omissions de ses cadres supérieurs?
Rappelons qu’à la suite du désastre de la mine Westray en Nouvelle-Écosse où 26 mineurs ont perdu la vie en 1992, des modifications ont été apportées au Code criminel afin de faciliter les poursuites contre les organisations.
Les actions ou omissions d’un ou des cadres supérieurs de l’organisation peuvent entraîner la responsabilité criminelle de l’organisation3.
La définition de cadre supérieur se retrouve à l’article 2 du Code criminel.
Cadre supérieur : Agent jouant un rôle important dans l’élaboration des orientations de l’organisation visée ou assurant la gestion d’un important domaine d’activités de celle-ci, y compris, dans le cas d’une personne morale, l’administrateur, le premier dirigeant ou le directeur financier (senior officer).
Dans le jugement, la juge précise :
[256] Afin de déterminer si un employé est un « cadre supérieur », il faut considérer les fonctions qu’il exerce et les responsabilités qui lui incombent dans le champ d’activités qui lui a été délégué. La notion de « cadre supérieur » n’inclut pas seulement les hauts dirigeants et le conseil d’administration d’une compagnie4.
Or, le président de la compagnie avait spécifiquement demandé que le camion soit chargé au maximum, pour le travail au chantier de St-Ferréol-les-Neiges, ce qui fut fait. Poids maximum autorisé : 32,000 kg, poids du chargement : 31,900 kg. (par. 62)
En effet, le président était mécontent que la veille de l’accident, le camion n’ait été chargé qu’à moitié à un autre chantier, celui de Ste-Foy. (par. 68)
Notons que le témoignage du président est entre autres à l’effet que « plusieurs façons de faire et les problèmes liés à l’état des camions lui étaient inconnus, y compris un avis de correction des constats d’infraction en vertu du Code de la sécurité routière, des défectuosités ou une accusation d’entrave au travail d’un agent de la paix émis à l’égard de son contrôleur financier, en lien avec une vérification de l’un des camions ». (par. 50, 52)
Or, la veuve du travailleur indique que son mari avait averti celui-ci de l’état défectueux des freins, la veille de l’accident (par. 73). D’autres témoins ont confirmé que la victime leur avait déclaré « avoir averti l’employeur sans que rien ne change » (par. 74). Certains témoins avaient même constaté l’état du camion. (par. 80, 81)
La preuve a révélé de plus que le contrôleur financier, un cadre supérieur, avait été informé de « problèmes de sécurité et d’entretien des camions » par un autre témoin (par. 187). Notons qu’il avait aussi été visé par le constat d’entrave au travail d’un agent de la paix « en lien avec une vérification de l’un des camions ». (par. 53)
Quant au contremaître responsable du garage et de l’entretien mécanique, il était « leader du garage » et « 100 % décisionnel pour les réparations urgentes », (par. 35) et avait comme supérieurs directs hiérarchiques, les deux grands patrons. Il avait été averti à de multiples reprises de l’état dangereux des freins par plusieurs personnes, dont la victime et d’autres travailleurs. (par. 80, 82)
Malgré de nombreuses plaintes du travailleur et de d’autres témoins au contremaître-mécanicien responsable du garage, le rapport d’expertise de la poursuite a démontré que « 14 défectuosités majeures préexistantes sont recensées et elles sont toutes reliées au système de freinage du camion » (par. 141). Une seule aurait suffi pour retirer le camion de la route. Par ailleurs, de nombreuses défectuosités mineures supplémentaires ont été relevées.
Selon le rapport de l’expert de la SAAQ : « les défectuosités, bien présentes sur le véhicule avant l’accident, ont diminué significativement la capacité de freinage de ses roues arrière ». (par. 156)
Quant à elle, la défense a soulevé d’autres arguments qui ont été soigneusement évalués par le tribunal. Parmi ceux-ci :
La juge ne retient pas ces arguments.
Le tribunal remarque que la victime n’aurait pas sauté du camion si les freins n’avaient pas été défectueux. De plus, ce fait n’est pas un moyen d’exonération. Par ailleurs, la victime avait dénoncé régulièrement l’état dangereux de son camion, et ce, à plusieurs personnes en autorité de la compagnie.
La juge ajoute : [343] Sa décision de gagner sa vie pour faire vivre sa famille, de faire le travail demandé, malgré ses craintes et ses appréhensions, ne peut signifier un transfert complet de responsabilité et décharger la compagnie du respect de ses obligations légales de maintenir le camion dans un état sécuritaire. Albert Paradis était camionneur, pas mécanicien.
Notons que la juge indique : [251] « La présence de plusieurs défectuosités mécaniques trouvées sur un camion, la preuve d’une négligence dans les entretiens et les réparations ainsi que la conséquence mortelle résultant de l’accident, ne signifie pas que l’infraction criminelle est prouvée. »
Pour que l’accusation de responsabilité pénale des organisations soit retenue, la preuve hors de tout doute doit être apportée quant aux éléments constitutifs de l’infraction de négligence criminelle :
[381] En résumé, la compagnie avait l’obligation légale de s’assurer que son « cadre supérieur » avait les compétences pour accomplir son travail. Elle devait lui donner des directives précises quant aux entretiens, aux réparations et à la tenue des dossiers. Elle devait également lui fournir un environnement de travail adéquat et de l’équipement nécessaire. Tout ceci est éloigné de la situation qui existait au garage en 2012.
[382] Une personne raisonnable, placée dans les circonstances de l’accusée, aurait été consciente de l’imprudence de laisser circuler le camion sur la route. Son état mécanique lamentable entraînait un risque déréglé et téméraire pour la sécurité du camionneur et de toute personne croisant son chemin.
[383] De plus, la preuve démontre que le comportement de l’accusée a contribué de façon appréciable et importante à la mort d’Albert Paradis.
[384] Le degré d’écart présent révèle un continuum de négligence se situant bien loin de l’inattention momentanée ou ponctuelle pouvant entraîner une responsabilité civile[181]. Elle se situe plutôt à un échelon supérieur, à celui de l’écart marqué et important imprégnant tant l’élément matériel que moral. Elle s’écarte largement de la conduite d’une personne raisonnablement prudente, placée dans les mêmes circonstances.
Dans un domaine aussi règlementé que le camionnage, voici ce que la juge nous rappelle :
« Ceux qui décident d’œuvrer dans ce secteur normalisé parce que dangereux et qui ne satisfont pas à la norme de diligence requise, ne peuvent être considérés comme moralement innocent5 ».
En conclusion, le tribunal précise :
[387] Un désolant constat doit être émis envers la compagnie accusée : des préoccupations financières, un laxisme présent au garage, voire même encouragé, une attitude de détachement et d’indifférence face aux entretiens et réparations des freins du camion Volvo ont balayé toute préoccupation de sécurité, et ce, bien au-delà de la simple négligence. Ces omissions ont causé la mort du camionneur Albert Paradis.
[388] L’analyse de l’ensemble de la preuve démontre que la conduite de l’accusée a été, à tous égards, hors norme.
La Cour du Québec a donc reconnu donc la compagnie coupable de négligence criminelle causant la mort. Notons que l’entreprise a porté la cause en appel.
À la suite de ce jugement important, rappelons que l’employeur doit exercer avec vigueur ses trois devoirs afin de démontrer qu’il a exercé une diligence raisonnable dans le cadre de ses activités. Rappelons ces trois devoirs :
Le devoir de prévoyance qui impose à l’employeur d’identifier les risques reliés au travail et à déterminer les mesures de sécurité appropriées
Le devoir d’efficacité qui exige la mise en place de moyens concrets pour assurer la sécurité des travailleurs en matière d’équipements, de formations et de supervision pour veiller au respect des consignes de sécurité
Le devoir d’autorité qui implique l’intolérance de l’employeur en regard des conduites dangereuses et l’imposition de sanctions aux employés qui ne respectent pas les règles de prudence