Harcèlement psychologique ou exercice du droit de gérance?

Le raisonnement juridique derrière cette question.
14 décembre 2021 par
Isabelle Demers

Sachez que le Tribunal administratif du travail saisi d’un dossier de harcèlement psychologique en contexte de travail a souvent à trancher cette question. La relation employeur-salarié suppose l’existence d’un contrat de travail où le salarié doit fournir une prestation satisfaisante en échange de sa rémunération. Ces tâches s’exécutent sous la direction ou le contrôle de l’employeur. Ce pouvoir de contrôle est justifié afin de maintenir le bon fonctionnement de l’organisation.


C’est lorsque l’employeur abuse de cette autorité qu’il enfreint ses obligations légales. L’analyse des faits, le contexte, la crédibilité des témoins et les éléments de preuve déposés permettent au Tribunal de conclure que le plaignant a effectivement été victime de harcèlement psychologique, ou qu’il s’agit plutôt de l’exercice du droit de gérance de l’employeur.


Dans une décision récente, le raisonnement juridique de Madame la juge administrative Marie-Claude Pilon nous servira certainement dans l’analyse de dossiers de matière semblable.


Le plaignant prétendait avoir subi du harcèlement psychologique de la part de son supérieur immédiat, nouvellement embauché. En plus de se sentir humilié ou rabaissé par des reproches sur la qualité de son travail qui, dit-il, sont non fondés, des commentaires à un fournisseur sur son origine ethnique et sa langue maternelle étaient selon lui dénigrants. Le refus de l’employeur de rémunérer des heures supplémentaires fait aussi partie des doléances du plaignant. Toujours en lien avec ce qu’on lui reproche, plusieurs courriels sont échangés, de nombreuses rencontres ont eu lieu, et cela a perduré pendant deux ans. Pour le plaignant, il est clair qu’on s’acharne sur lui!


La juge Pilon commence son analyse en citant l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail, qui définit le harcèlement psychologique comme suit :


« Pour l’application de la présente loi, on entend par harcèlement, une conduite vexatoire se manifestant par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Pour plus de précision, le harcèlement psychologique comprend une telle conduite lorsqu’elle se manifeste par de telles paroles, de tels actes ou de tels gestes à caractère sexuel. »


Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.


La première étape, pour le plaignant, consiste donc à faire la preuve d’une conduite vexatoire. Il est question ici d’une preuve plus probable que moins, c’est-à-dire, selon la prépondérance de la preuve.


Dans la décision rendue par la juge Pilon, il est également précisé que : 


« [15] Ceci étant, il appartient au Tribunal, dans un premier temps, de valider s’il y a présence d’une conduite vexatoire ou non. Précisons d’emblée que l’appréciation du caractère vexatoire d’une conduite s’évalue en fonction d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances.
« [17] Ajoutons que la simple perception n’est pas concluante afin d’établir la présence d’une conduite vexatoire. »


Elle cite ensuite un passage fort pertinent de l’affaire Bangia contre Nadler Danini :


« Il est périlleux de prendre comme unique point d’analyse, la seule perception du plaignant. Ce point de vue peut-être celui d’une victime ou d’une personne ayant des problèmes de victimisation ou souffrant de paranoïa. De plus chaque personne, en raison de ses traits de personnalité, de son éducation, de sa religion et de son milieu de vie, réagit différemment à une même situation voire à une même conduite. »


Ainsi, c’est seulement lorsque le plaignant prouve cette conduite vexatoire que le Tribunal poursuit son analyse, à savoir que cette conduite a porté atteinte à sa dignité ou à son intégrité psychologique ou physique, et a rendu son milieu de travail néfaste.


Et là ne s’arrête pas l’analyse. Rappelons-nous ce que la Loi prohibe : c’est le fait que l’employeur ne prenne pas les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, sachant qu’il est présent, il le laisse perdurer. Autrement dit, un salarié peut avoir subi du harcèlement psychologique mais voir sa plainte rejetée parce que l’employeur s’est conformé à son devoir légal.


Dans le dossier qui nous occupe, le Tribunal ne répondra qu’à la première question : « Le plaignant a-t-il été victime d’une conduite vexatoire de la part de son supérieur immédiat qui se traduit par des commentaires dénigrants, des reproches injustifiés et un refus de rémunérer certaines heures de travail? »


Pour le Tribunal, la preuve ne démontre pas que les commentaires sur son origine ethnique aient été prononcés :


« [22] Le Tribunal constate d’abord que la narration de cet évènement est pour le moins incomplète. Le plaignant ne précise pas le moment où ces propos auraient été formulés ni dans quel contexte. Il n’identifie pas le fournisseur visé ni la nature de l’erreur qui aurait soi-disant été commise. »


Lorsqu’un évènement est marquant au point que l’on se sente humilié et dénigré, il est pour le moins surprenant d’en avoir qu’un souvenir flou. Quant à la langue maternelle, le Tribunal constate qu’il s’exprime très bien en français et que ce n’est pas de la nature d’une conduite vexatoire de dire à un fournisseur que le français n’est pas sa langue maternelle.


Le Tribunal passe également en revue les nombreux reproches qu’il aurait essuyés de la part de son supérieur. Il est question de feuilles de temps incomplètes, de directives non respectées, d’insubordination et des lacunes dans l’exécution de son travail. En fait, le Tribunal considère que les échanges de courriels sont plutôt courtois, il y a même des félicitations.


« [29] En somme, bien qu’il ait témoigné que le supérieur immédiat s’acharne injustement contre lui, la preuve prépondérante ne démontre pas un tel acharnement envers le plaignant. Il s’agit d’une perception de persécution de sa part, laquelle n’est ni objectivée, ni supportée par la preuve. Au contraire, lorsque l’ensemble de la preuve présentée est analysée globalement, le Tribunal juge qu’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances, estimerait qu’il y a absence de conduite vexatoire. »


Le Tribunal arrive à la conclusion que l’employeur a exercé son droit de gestion de façon rigoureuse et raisonnable. Pour le bon fonctionnement de son entreprise, l’employeur était tout à fait justifié d’agir ainsi. En somme, le plaignant a failli à démontrer la conduite vexatoire, telle que l’exige l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail; il était inutile d’aller plus loin dans l’analyse.