Travailleur surnuméraire, un rôle difficile à incarner pendant les Fêtes

5 décembre 2023 par
Jasmin Pilon

Le premier volet de cette série d’articles aborde certains dangers classiques du travail en période hivernale : chutes, froid, etc. Celui-ci examine les aléas des employés qui, souvent à titre occasionnel, doivent parfois interagir avec une clientèle plus âpre lors du temps des Fêtes.


Il s’agit d’hommes et de femmes principalement des secteurs du commerce de détail, de la restauration, de l’hôtellerie et des loisirs, qui font appel à des renforts pour répondre à une demande ponctuelle plus soutenue.     


Dans la peau d’un travailleur saisonnier 


Les Fêtes peuvent être particulièrement difficiles pour les employés devant assurer un service à la clientèle en contexte d’affluence exceptionnelle. La SAQ, par exemple, réalise environ 25 % de son chiffre d’affaires annuel à ce moment. Et pour les travailleurs saisonniers, des défis supplémentaires sont quelques fois présents :


  • Plusieurs jours consécutifs sans repos
  • Cumul de plusieurs emplois
  • Inexpérience en service à la clientèle
  • Méconnaissance des produits et services
  • Formation abrégée ou inexistante


Qui plus est, le personnel saisonnier peut être appelé à venir en aide à un groupe travaillant déjà en sous-effectif, et dont les membres doivent conséquemment assumer individuellement une plus grande charge de travail qu’à l’ordinaire.


Une ambiance (pas toujours) festive


Les restrictions de la COVID-19 associées aux Fêtes sont derrière nous. Les apéros virtuels aussi, Dieu merci. Les stationnements sont à nouveau bondés et des foules composées de gens stressés se pressent dans les magasins pour récupérer cadeaux, victuailles et habits. Les soldes d’après Noël suivront, accompagnés de scènes parfois chaotiques que devront gérer les employés des petites et grandes surfaces.    


Déjà, en temps normal, selon des chercheurs de HEC Montréal, 50 % des employés subissent des incivilités de la part de clients au moins une fois par semaine. Récemment, dans une série d’articles du groupe de presse CN2i sous le thème « Crise de la courtoisie », un travailleur faisait état de la hausse de comportements inappropriés de la clientèle. D’ailleurs, le secteur du commerce de détail est celui qui a généré en 2022 le plus de plaintes à la CNESST pour harcèlement psychologique


Ainsi, certains consommateurs n’hésitent pas à faire subir aux travailleurs et travailleuses différents types d’incivilités, d’intensités variables : insultes, obscénités, menaces, moqueries, agressivité dans le ton, violences physiques, etc. D’autres peuvent prendre des allures plus subtiles, mais être tout aussi blessantes : regards condescendants, interruptions fréquentes, partir sans dire au revoir, etc. 


Sans doute connaissez-vous l’adage « le client est roi », qui établit déjà une relation asymétrique, donnant au consommateur une impression de droit quasi divin. Comment alors rétablir un équilibre et calmer le jeu? 


Incivilités : comprendre, gérer et (inter)agir 


D’abord, il importe de mesurer les conséquences des comportements agressifs sur le personnel. Selon les études, elles sont multiples : problèmes gastriques, perturbation du sommeil, augmentation de la pression sanguine, perte d’intérêt, absentéisme, aversion pour la clientèle, abus de drogues, etc. Aussi, après avoir subi les foudres des clients, le travailleur lui-même peut être amené, en réponse à cette maltraitance, à agir de manière brusque ou agressive avec un tiers (un collègue ou un fournisseur, par exemple) aucunement concerné par l’incident initial. Naturellement, la foudre cherche un paratonnerre. 


Ensuite, comprendre ce qui sous-tend les incivilités permet de gagner en perspective et aide à mieux s’en détacher; à ne pas « le prendre personnel », comme on dit souvent. Oui, il y a parmi les clients des individus qui affichent un sentiment de supériorité, qui s’attendent naturellement à ce que tous leurs besoins soient comblés et qui sont plus enclins à interagir de manière agressive avec autrui. Mais il y a aussi plusieurs individus aux prises avec des problèmes (petits ou grands) de santé mentale, qui vivent des situations difficiles, qui sont hyperstressés ou surmenés et qui, comme tout le monde, interagissent avec des professionnels de la vente.    


Faire toute une scène 


Si comme moi vous avez déjà œuvré en première ligne, vous savez que l’une des principales difficultés des interactions avec les clients est la conciliation des émotions ressenties lors des échanges et le maintien d’une attitude professionnelle et attentionnée. Faire fi de l’irrespect et garder son sang-froid n’est pas une tâche aisée. 


Les chercheurs du domaine de la vente utilisent le terme travail émotionnel (emotional labour) pour définir les efforts que les travailleurs doivent déployer afin de maintenir une contenance, du moins en façade. Une revue de la littérature sur cet aspect précis fait ressortir deux stratégies prégnantes pour arriver à cette fin : soit l’interprétation de surface (surface acting) et l’interprétation authentique (deep acting).


L’interprétation de surface consiste, dans ses interactions avec les clients difficiles, à simplement camoufler ses émotions, de manière plus ou moins superficielle. Toutefois, un trop grand recours à ce type d’interprétation entraînerait pour le travailleur une plus grande fatigue émotionnelle et serait nuisible à la santé mentale. 


L’interprétation authentique, en revanche, vise à faire abstraction des incivilités en se plongeant complètement dans son rôle. Cela sous-entend de mettre une grande distance entre soi et la situation vécue. Créer une sorte d’alter ego professionnel, en quelque sorte. Pour des spécialistes du service à la clientèle, en plus d’être perçue plus favorablement par le client – qui sera aussi potentiellement mieux servi –, cette dernière stratégie engendrerait, pour les travailleurs, des conséquences psychologiques moins néfastes que la précédente.


Sans trop de surprise, d’autres chercheurs font aussi savoir qu’adopter une attitude similaire à un client agressif risque d’entraîner une « spirale de l’incivilité » et d’envenimer la situation. 


Mais nous ne sommes pas tous des acteurs de renom. Est-il vraiment possible de prendre le recul nécessaire et de jouer le jeu avec authenticité? Selon les mêmes chercheurs, nous en serions tous capables, car des études prouvent que les individus sont généralement aptes à ne pas laisser transparaître leurs émotions. D’ailleurs, il n’y a pas que les employés en contact avec des clients y qui arrivent. À vrai dire, je crois que nous le faisons tous quotidiennement sans vraiment nous en rendre compte et que nous jouons tous une variation de nous-même, selon les circonstances, professionnelles ou personnelles. 


Préparer l’entrée et la sortie de scène 


Bien que les employeurs aient l’obligation de protéger la santé physique et psychique des travailleurs et des travailleuses, nul ne peut pleinement prévenir l’apparition de clients difficiles. Cependant, certaines actions peuvent contribuer à en limiter les effets :  


  • Aménager les horaires de sorte que les mêmes employés ne soient pas toujours présents lors des périodes potentiellement difficiles. 
  • Prévoir la présence d’employés plus expérimentés avec les travailleurs saisonniers.
  • Afficher les politiques de l’entreprise quant au respect des employés. 


La formation, qu’elle soit formelle ou informelle, compte également pour beaucoup. Elle peut donner l’occasion aux gestionnaires et chefs d’équipe de :


  • Répéter les formules clés à utiliser lors d’interactions avec des clients agressifs.
  • Souligner les éléments d’une interprétation authentique (empathie et distance émotionnelle).
  • Partager des expériences et cas vécus (parfois enregistrés).
  • Organiser des exercices et des jeux de rôles. 


Le gestionnaire doit également rappeler aux employés de ne pas hésiter, si la situation prend des proportions, à recourir à son aide ou à prendre une pause pour retrouver son calme. Après une situation tendue, l’employeur doit être à l’écoute et reconnaissant du travail effectué dans des circonstances adverses. Cela permet entre autres d’évacuer une bonne partie du stress vécu. 


Ainsi, des Luc Picard et des Karine Vanasse sommeilleraient en chacun des professionnels du service à la clientèle, qu’ils en soient à leurs premières armes ou qu’ils soient expérimentés. Cela est particulièrement rassurant en cette période des Fêtes, qui voit davantage de consommateurs désagréables faire leur cinéma.