Chute causée par une condition personnelle : un obstacle à l’admissibilité d’une lésion professionnelle?


Par Me Isabelle Rego

Automne 2024 (vol. 40, no 2)

Il n’est pas rare pour une entreprise d’employer des salariés porteurs d’une condition personnelle se manifestant au travail. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’une réclamation pour accident du travail mettant en cause l’état de santé du salarié sera automatiquement refusée. Ce cas de figure est survenu dans l’environnement professionnel d’un employeur de la Montérégie en décembre 2018.


Un salarié, qui effectuait un retour au travail après un congé de maladie pour une pneumonie avec bronchospasme sévère, dans le cadre de ses tâches, a dû se déplacer à pied de l’établissement principal vers la portion extérieure de l’établissement secondaire afin de vérifier l'inventaire, notamment. Quelques minutes plus tard, le travailleur a été retrouvé à l’extérieur de l’établissement secondaire, gisant inconscient au sol après avoir chuté. Il a par la suite été transporté par ambulance à l’hôpital.


Une réclamation a alors été déposée à la CNESST, mentionnant des diagnostics de traumatisme crânien et d'hémorragie sous-arachnoïdienne. La CNESST a cependant refusé la réclamation du travailleur, et la décision a été maintenue par la Direction de la révision administrative (DRA). Une contestation a ensuite été acheminée par le travailleur au Tribunal administratif du Travail, et une juge a dû se prononcer de novo s’il y eut lésion professionnelle ou non.


D’abord, le Tribunal a retenu que la preuve ne permettait pas d’établir de manière prépondérante que le travailleur effectuait ses tâches lorsqu’il a été blessé. Puisque les critères de la présomption de l’article 28 de la Loi sur les accidents et les maladies professionnelles (LATMP) n’étaient pas respectés, la juge s’est alors penchée sur l’admissibilité en regard de l’article 2, soit l’événement imprévu et soudain. Le travailleur a ainsi le fardeau de démontrer que les critères respectaient la définition d’un accident du travail, par une preuve prépondérante.


Ensuite, lors de l’analyse, la juge a pris en considération la preuve testimoniale, en portant une attention particulière à la crédibilité des témoins. En l’espèce, le traumatisme crânien et l’hémorragie sous-chondrale ont créé « des pertes de mémoire, des difficultés de concentration et de la confusion » chez le travailleur, ce qui n’a pas permis de brosser un portrait détaillé de ce qui a causé la chute et de déterminer avec certitude ce qui s’est passé avant et pendant l’événement.


Cependant, il a été possible de comprendre plus globalement la situation. En fait, l’employé n’était pas complètement rétabli de sa pneumonie lors de son retour au travail. Il prenait toujours des antibiotiques et utilisait au besoin des inhalateurs. Comme l’utilisation d’un inhalateur favorisait l’expectoration (le travailleur était alors amené à cracher), ce dernier préférait utiliser l’inhalateur à l’extérieur de l’établissement afin de rejeter le tout dans une poubelle à proximité. La chute est survenue lorsque le travailleur s’est trouvé à l’extérieur de l’établissement secondaire pour effectuer l’inventaire des produits et des pièces. C’est à ce moment qu’il aurait utilisé son inhalateur.


Quant à l’origine de la chute, les hypothèses médicales contenues au dossier tendent vers une perte de conscience d’origine personnelle, qui n’a d’ailleurs pas été contredite par les parties. Considérant que le portrait médical ainsi que les notes évolutives au dossier corroboraient le témoignage du travailleur quant aux imprécisions vis-à-vis ce qui s’est passé avant et après la chute, le Tribunal a déclaré que le travailleur était un témoin fiable et crédible.



DEUX COURANTS JURISPRUDENTIELS


Quant à la notion d’événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, la juge a adhéré au premier courant jurisprudentiel qui considère que l’événement survenu au travail peut être attribuable à n’importe quel élément. Ce n’est donc pas la cause qui importe afin de convenir s’il y a lésion professionnelle ou non. Ici, la mention « attribuable à toute cause » de l’article 2 de la LATMP a donc été interprétée de façon large. De la sorte, il devient peu pertinent de savoir si la blessure a été engendrée par un événement d’origine personnelle ou professionnelle.


Le second courant jurisprudentiel, qui retient que la cause de l’événement doit être d’ordre professionnel, n’a ainsi pas été retenu par le Tribunal. En l’espèce, le travailleur a chuté au travail. Il y a donc eu survenance d’un événement imprévu et soudain, attribuable à toute cause, soit, dans le cas présent, une perte de conscience d’origine personnelle.


Pour ce qui est du deuxième critère, soit la survenance par « le fait ou à l’occasion d’un accident du travail », les faits militaient en faveur d’un événement ayant eu lieu dans un contexte professionnel, puisque le travailleur a été retrouvé à l’extérieur de l’établissement secondaire, alors qu’il effectuait l’inventaire, selon toute vraisemblance. Or, la preuve n’a pas permis de conclure avec exactitude ce que faisait l’employé au moment de la chute. Cette notion, « par le fait de son travail », n’a donc pu être retenue.


Le Tribunal a par ailleurs rappelé que le travailleur, malgré ses pertes de mémoire rendant floue la trame factuelle, n’avait pas quitté la sphère professionnelle lorsqu’il s’est déplacé vers la poubelle afin d’utiliser son inhalateur après avoir procédé à l’inventaire.


De surcroît, il a été établi que même si l’utilisation de l’inhalateur devait être interprétée comme étant « l’exercice d’une activité personnelle, ce n’est pas cette activité à proprement parler qui est à l’origine de la lésion ». En fait, « l’événement imprévu et soudain n’est pas survenu par le fait d’utiliser son inhalateur ». La juge a poursuivi en mentionnant qu’« interrompre momentanément ses tâches pour réaliser une activité destinée à combler un besoin relié à son confort, son bien-être ou sa santé ne rompt pas le lien de connexité avec son travail ».


Le Tribunal a ainsi convenu qu’il y a eu interruption des tâches pour permettre à l’employé de réaliser une activité liée à sa santé, ce dernier n’étant pas complètement remis de sa pneumonie. L’événement imprévu et soudain s’est donc déroulé à l’occasion de son travail.


La juge a conclu que les diagnostics de traumatisme crânien et d’hémorragie sous-chondrale concordaient avec la chute au sol, comme cela a été corroboré par les examens effectués à l’hôpital où il a été transporté.


Le Tribunal a alors infirmé la décision de la DRA et a déclaré que le travailleur avait bel et bien subi une lésion professionnelle.


Me Isabelle Rego • Avocate, conseillère et formatrice en SST

Mᵉ Isabelle Rego détient un baccalauréat en droit de l’Université de Sherbrooke et est membre du Barreau du Québec depuis 2017. Elle a amorcé sa carrière en droit familial, de la jeunesse et criminel, avant de trouver sa voie en droit de la santé et de la sécurité du travail. Mᵉ Rego a représenté des employeurs en mutuelle de prévention au Tribunal administratif du travail (TAT). En effet, elle a plaidé et concilié des dossiers d’indemnisation, ainsi que des demandes de partage de coûts. Par la suite, elle a effectué la gestion et la représentation des travailleurs devant le TAT, ainsi que des victimes d’accidents de la route (SAAQ) au Tribunal administratif du Québec. 


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