Ces jours-ci, l’intelligence artificielle est sur toutes les lèvres… sous des vernis encore plutôt opaques.
Qui n’a pas déjà entendu parler de l’intelligence artificielle (IA)? Pourtant, nous ne sommes pas encore parfaitement conscients de son infinie complexité et de la maîtrise que nous pourrons avoir à son égard, puisque la part d’autonomie dont elle disposera reste à ce jour incertaine. Par définition, l’IA vise à « comprendre comment fonctionne la cognition humaine et la reproduire », en créant « des processus cognitifs comparables à ceux de l’être humain ». Ainsi, anticiper précisément ses conséquences peut être hasardeux.
Cependant, nous sommes déjà en mesure de pressentir son potentiel abusif, de même que ses bénéfices pour les travailleuses et les travailleurs. Chose certaine, il est possible de croire que son évolution accélérée transformera plusieurs sphères de nos vies, et ce, peut-être plus rapidement que l’on pourrait le croire.
Pour mieux s’y retrouver, j’ai parcouru pour vous un récent rapport de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail qui examine les systèmes basés sur l’IA et leurs conséquences sur la gestion du travail et la SST. Vous trouverez ainsi dans les tableaux ci-après une synthèse des risques et opportunités SST identifiés dans cette étude.
Les risques de l’IA en matière de SST
Les systèmes de gestion des travailleurs et des travailleuses basés sur l’IA pourraient être utilisés dans toutes les catégories et tous les secteurs d’activité économique, et entraîner de multiples risques, présentés dans le tableau ci-contre.
No | Risque | Description |
1. | Intensification du travail | Minimiser ou éliminer les délais inutiles et les pertes de temps (pauses, mouvements des travailleurs, traitement des commandes, etc.) afin d’accroître la productivité. |
2. | Perte de contrôle et d’autonomie | Accaparer le contrôle du travail en déterminant, par exemple, le rythme, l’horaire, la façon d’effectuer les tâches. |
3. | Déshumanisation des salariés | Créer une dépendance du personnel envers ces systèmes, pouvant causer une réduction des aptitudes cognitives, la perte d’autonomie, etc. Prétendre que les individus puissent travailler comme des machines. |
4. | Mise en données (datafication) des travailleurs | Possibilité pour les organisations de considérer le personnel comme une source de données numériques. |
5. | Discrimination des employés et utilisation de données privées et sensible | Décisions automatisées ou semi-automatisées quant à la main-d’œuvre, selon les données, pouvant aussi mener à la discrimination. |
6. | Surveillance du rendement et incidences sur les salariés | Imposer un travail plus rapide à l’aide d’une vigilance permanente, y compris le suivi des actions exécutées et du rendement. |
7. | Systèmes inéquitables d’évaluation des employés | Évaluer le personnel à l’aide d’algorithmes pour récompenser ou pénaliser, entraînant des évaluations ne correspondant nécessairement pas à la réalité. |
8. | Comportements à risque et dangereux du personnel | Provoquer l’affaiblissement de la culture SST. Les salariés mettront de côté la SST pour atteindre leurs objectifs de production. |
9. | Mouvements répétitifs, postures inconfortables et problèmes ergonomiques | Imposer des rythmes de travail plus rapides et intenses, diminuant le temps de récupération et les risques de troubles musculosquelettiques. |
10. | Requalification et déprofessionnalisation¹ des travailleurs | Perte du sens au travail : mise en cause des compétences, perte d’autonomie et des compétences professionnelles, diminution de l’estime de soi, incompréhension des objectifs professionnels à court terme. |
11. | Solitude et isolement social des travailleuses et travailleurs | Défavoriser la communication entre collègues au profit de la production. |
12. | Résistance à la gestion algorithmique | Provoquer chez les employés le refus de se soumettre aux directives car, en pratique, il est possible que celles-ci ne soient pas adaptées à la réalité du personnel et à leur poste de travail. |
13. | Manque de transparence et de confiance | Fréquemment, les gestionnaires et les travailleurs ne connaissent pas le fonctionnement de ces systèmes. Par ailleurs, plusieurs ignorent qu’ils sont surveillés. |
14. | Asymétrie du pouvoir | Fournir constamment aux employeurs des informations sur les activités des travailleurs et les lieux professionnels. |
15. | Dysfonctionnement et conséquences pour la main-d’œuvre | Informations inexactes causées par des données ou analyses erronées (ex. : interprétations biaisées), parfois en raison de défectuosités des systèmes, pouvant mettre en danger les salariés. |
16. | Autres risques | Causer des effets nocifs potentiels sur la santé du personnel en raison de l’exposition à des champs électromagnétiques intenses. |
Les opportunités de l’IA en matière de SST
Les experts s’accordent à dire que les systèmes basés sur l’IA pour la gestion de la main-d’œuvre et du travail pourraient également offrir des perspectives favorables en matière de santé-sécurité. Elles sont résumées dans le tableau ci-dessous.
No | Perspectives favorables | Description |
1. | Suivi des risques | Déterminer si le travail est effectué de façon productive, sans compromettre la SST. |
2. | Surveillance de la santé mentale | Reconnaître les problèmes psychosociaux à caractère professionnel (ex. : épuisement professionnel). |
3. | Counseling numérique | Offrir des solutions numériques favorisant et promouvant la santé mentale et le bien-être (ex. : accès aux outils ou applications de surveillance proactive de la santé mentale et du bien-être). |
4. | Engagement et satisfaction du personnel | Promouvoir l’engagement et favoriser la satisfaction du personnel. |
5. | Personnalisation des postes et routines de travail | Personnaliser les postes de travail selon les besoins, les routines et les tâches, créant ainsi une meilleure synchronie entre le travailleur et la tâche. |
6. | Conception d’emplois et de milieux sains et sécuritaires | Concevoir des stratégies pertinentes en SST, par exemple, pour le développement de programmes de formation, la planification des activités, des tâches, des horaires, et pour minimiser les risques. |
Conclusions du rapport
Le rapport de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail conclut que les systèmes basés sur l’IA servant à gérer les travailleurs et travailleuses et leurs tâches peuvent apporter certains avantages pour les organisations, particulièrement en matière de santé et de sécurité au travail. Toutefois, ces systèmes pourraient également entraîner des conséquences néfastes. Il est donc impératif que les organisations conçoivent des mesures de prévention garantissant l’utilisation, l’application et le contrôle de systèmes dotés de l’IA dans un cadre sain, sûr, éthique et transparent.
RÉFLEXION SUR L’IA
À ce stade, il est possible de croire que l’IA recèle un potentiel apte autant à atténuer qu’à augmenter les risques physiques, ergonomiques, chimiques, psychosociaux (et autres) présents dans les milieux de travail. Un marteau, par exemple, s’avère indispensable dans la construction, mais peut également être un outil destructeur.
Espérons que l’humain saura faire le bon choix entre l’humanisation des robots et la robotisation de l’humain. Sachons ainsi utiliser notre intelligence humaine – et le discernement qui en découle – pour que l’intelligence artificielle soit à notre service, et non l’inverse!
NOTE
1. Souffrance au travail, pertes de repères professionnels, diminution de l’autonomie professionnelle, perte d’estime de soi.
Lorena Fernández • Conseillère et formatrice en SST
Lorena Fernández étudie particulièrement la question de l'équité, de la diversité et de l'inclusion (EDI) dans les organisations, notamment en ce qui a trait au personnel issu de l'immigration. Elle est notamment titulaire d’un diplôme de deuxième cycle en gestion globale de la SST (Université de Sherbrooke), en plus d’avoir précédemment obtenu un DESS en psychologie industrielle (Pontificia Universidad Catolica del Ecuador).