Le professionnalisme au secours de la SST​

Par Jasmin Pilon

Printemps 2023 (vol. 39, no 1)

Fondamentalement, nous sommes tous des professionnels de la SST!


La gestion du changement en entreprise – et la résistance qui parfois l’accompagne – est un thème managérial des plus récurrents, voire banals. Déjà, dans les années 1940, le psychologue Kurt Lewin développait un modèle phare en trois étapes (dégel, transition, regel) qui permettait de mieux appréhender les changements s’opérant en milieu de travail.


Il est cependant vrai que les dernières années ont été témoins d’une myriade de transformations profondes : révolution numérique, COVID-19, Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail, etc. De plus, nombre d’organisations d’Occident (et d’ailleurs) accueillent une main-d’œuvre étrangère abondante, et l’adaptation réciproque peut connaître des succès divers. Cela dit, les différences ethnoculturelles et linguistiques qui surgissent, bien que majeures, ne sont pas les seules dissimilitudes déjà présentes au sein du personnel. Et, comme bien d’autres, elles peuvent être source de conflits.


Les lignes qui suivent examinent le vivre-ensemble organisationnel et proposent une approche terre à terre permettant de l’aborder sereinement, en toute santé-sécurité.


Les entreprises, ces mille-feuilles sociodémographiques


Aujourd’hui, l’hétérogénéité est généralement présentée dans les environnements de travail comme un idéal. L’altérité (ce qui est constitutif de l’autre) y est mise en valeur. À bien des égards, cela constitue une richesse… qui n’est cependant pas sans entraîner, par instants, son lot de dissentiments.


Pour gommer les aspérités de la cohabitation et favoriser l’harmonie, les entreprises déploient des efforts soutenus : repas-partage et ateliers interculturels, séances de sensibilisation, jumelage, consolidation d’équipe en plein air, etc. La majorité d’entre elles sont sincères. D’autres sont simplement « soucieuses d’afficher leur modernité, leur performance et leur vertu » au moyen de ces programmes d’inclusion placés sous le sigle RSE (responsabilité sociale d’entreprise).


La guerre des clans


Lorsque l’on prend quelques minutes pour réfléchir aux enjeux de diversité, on remarque qu’il existe dans les faits une multiplicité de différences au sein des milieux professionnels. Certaines, a priori moins manifestes ou tangibles, sont toutefois bien réelles et alimentent occasionnellement le ressentiment. Voici une liste non exhaustive de clivages et marqueurs potentiels de division :


  • Statut d’emploi (permanent, temporaire, non syndiqué, etc.)
  • Catégorie d’âge (boomeurs, générations X, Y, etc.)
  • Tenue vestimentaire (décontractée, endimanchée, etc.)
  • Genre (hommes, femmes, autres)
  • Lieu d’habitation (centre urbain, banlieue, campagne, etc.)
  • Rang (direction, cadre intermédiaire, coordonnateur, etc.)
  • Ancienneté (selon les années de service)
  • Diplomation et certifications (études supérieures, formation technique, titres professionnels, etc.)


D’autres différences d’apparence plus banale ont aussi la capacité de créer ou d’entretenir les dissensions et le ressentiment. L’appartenance à une équipe sportive, par exemple, ou des positionnements politiques ou idéologiques tranchés, sont du nombre.


Les invariants humains


Le travailleur et la travailleuse ne changent pas de nature dès lors qu’ils se présentent à l’usine ou au bureau. En effet, l’essence et les automatismes humains tendent à nous suivre en tout lieu, que nous en soyons conscients ou non. Or, les caractéristiques sociodémographiques sont autant de raisons de se regrouper, de manière innée.


Une théorie existe pour décrire ce qui génère et amplifie ce phénomène : l’autocatégorisation. Elle explique que les individus ont instinctivement tendance à se catégoriser les uns les autres. Ils en viennent conséquemment à intégrer les traits caractéristiques du ou des groupes auxquels ils estiment appartenir.


Mais la SST, dans tout ça?


Ce qui fait la force d’une organisation est sa capacité à adjoindre les talents des divers individus qui la composent. Chacun possède des compétences particulières, mais complémentaires. Mises ensemble, elles créent de la valeur ajoutée lorsque tous collaborent de manière structurée et harmonieuse; l’efficience s’installe alors. Une maison de sondages, par exemple, fait appel à de multiples spécialistes, tous affectés à différentes tâches : élaboration des questionnaires; récupération des données brutes; analyse et tri; rédaction des rapports et présentation graphique, etc.


Mais lorsque les fractures mentionnées précédemment sont exacerbées et prennent de l’ampleur, l’individualisme, le tribalisme social, le repli sur soi et la violence, notamment, sont à craindre, fragilisant la productivité et la santé physique et psychique des salariés. Certains, d’ailleurs, courent un plus grand danger. Il s’agit des individus qui ne partagent pas les caractéristiques dominantes d’un groupe ou d’un sous-groupe, et qui risquent plus de subir de mauvais traitements ou d’être rejetés.


Mettez-vous un instant dans la peau d’une personne minoritaire nouvellement embauchée qui en est à ses premières armes dans la manœuvre des machines-outils employées. Assurément, des dilemmes et moments d’indécision surviendront. C’est normal. Mais si vous êtes jeunes ou parlez moins bien la langue d’usage, oserez-vous, par exemple, poser les questions essentielles au maniement sécuritaire des appareils?


Je ne vous apprendrai probablement rien en vous disant que les jeunes travailleurs, notamment, sont moins prédisposés à poser des questions et qu’ils sont plus susceptibles d’être victimes de lésions professionnelles durant les mois qui suivent leur embauche.


Si vous êtes plus expérimenté, mais voyez d’un mauvais œil l’arrivée de collègues différents, ferez-vous preuve d’indifférence sélective ou, malgré tout, offrirez-vous volontiers votre aide? Et vos collègues, feraient-ils de même?


Il est possible dans cette situation que le « chacun pour soi » prime car, lorsque confronté à une menace, l’être humain puise davantage de ressources cognitives afin d’y faire face et se trouve alors moins apte à collaborer. Cela peut affecter tant les personnes qui subissent que celles qui infligent les maux, toutes deux se sentant menacées, pour différentes raisons.




Éloge du professionnalisme


Vous connaissez tous le vieil adage « mieux vaut prévenir que guérir ». C’est pourquoi les spécialistes des ressources humaines et de la RSE s’ingénient, de manière fort louable, à créer des activités visant à tisser du lien social en entreprise, comme nous l’avons vu auparavant.


Un autre paradigme mériterait ici, cependant, que l’on s’y attarde. Celui-ci part plutôt du postulat que la kyrielle de nuances sociodémographiques est intrinsèque à l’être humain et aux environnements de travail. Autant, alors, les accepter comme telles, sans chercher à créer des rapprochements de manière inorganique et à croire qu’une divine communion pourrait survenir et nous animer tous.


Partant de ce point de vue, nous pourrions avantageusement revoir à la baisse nos attentes et plutôt viser, de manière plus réaliste et pragmatique, à œuvrer communément, en bonne intelligence, de façon cordiale et équitable. Cela semble déjà plus atteignable.


Pour y arriver, il serait opportun d’explorer les vertus du professionnalisme. Plusieurs spécialistes du travail offrent une définition de ce terme, bien qu’aucune ne soit communément admise. Ils font d’ordinaire référence aux aspects de systématisation des actions et procédures, à l’imputabilité, à l’assistance mutuelle, ou encore à l’efficacité des interactions (empathie, politesse, etc.) et à l’éthique (honnêteté, morale, etc.).


Cet ensemble de valeurs préétablies confère un rapport plus uniforme à l’autre en standardisant les règles régissant les relations interpersonnelles, de manière quasi dépassionnée. Une sagesse normative, pourrait-on dire, qui fait fi des atomes crochus et des amitiés (de temps à autre surjouées).


En étant alors mû par une éthique et des principes professionnels sur lesquels, par définition, on ne peut transiger, on écarte alors les questions précédentes concernant l’aide à une personne appartenant à un groupe différent, qui ne se posent plus.


Une (ou des) piqûre(s) de rappel


Comment inoculer une dose de professionnalisme à son équipe de travail? D’abord, il est possible que cela soit déjà fait, mais que ses effets se soient estompés. Beaucoup d’entreprises remettent en effet aux nouveaux employés des documents contenant les politiques de bonne conduite… ou une façon d’y accéder sur les serveurs informatiques.


Mais sachez qu’un rappel rapide et indolore produit toujours ses effets, a fortiori si l’injection inclut un ingrédient clé : la projection de rôle (traduction libre du terme altercasting). Ce concept datant des années 1960 sert à « projeter une identité, assumée par l’autre ». Cela est réalisé lorsque l’on suggestionne un collègue afin qu’il incarne un rôle précis et adopte les traits spécifiques que cela sous-entend.


On peut recourir à diverses formulations : « j’aimerais ici faire appel à votre sens de l’équité », « nous devons tous agir en professionnel », « nos valeurs nous obligent à prendre en compte les intérêts de tous et à ne laisser personne à la marge », etc. La projection de rôle peut s’avérer un outil de persuasion efficace, pour autant que le souci d’autrui soit au rendez-vous, comme le précise le psychologue et professeur David Ewoldsen de l’Université d’État du Michigan.


Les différences en entreprise sont vécues de nombreuses manières et, dans certains cas déplorables, elles mettent à mal la santé-sécurité. Cependant, en faisant du professionnalisme le credo principal de nos actions, nous pouvons dépasser ce qui nous sépare et agir avec éthique et neutralité. Et n’oublions surtout pas que, au-delà des codes et politiques d’entreprise, la loi oblige les salariés à ne pas mettre en danger un collègue ou toute autre personne présente sur les lieux de travail, ou à proximité.


Ainsi, de jure, nous ne sommes pas tous des professionnels de la SST. Mais, fondamentalement, de facto, nous le sommes tous¹.



NOTE


1. J’ose espérer que vous me permettrez cette projection de rôle!

Jasmin PilonConseiller en communication

Jasmin Pilon s’intéresse particulièrement à la gestion stratégique de la communication et aux nouvelles technologies de la SST (EPI intelligents, robotique collaborative, cybersécurité, etc.), ainsi qu’aux enjeux qui les accompagnent. Il est titulaire d’une maîtrise en sciences de la communication et d’un baccalauréat en administration des affaires.