Notre premier article thématique sur la déconnexion au travail présente les récents ajustements au Code canadien du travail et les mesures qui encadreront, dans un avenir rapproché, les communications entre les employés et les organisations de compétence fédérale.
De manière complémentaire, le présent article examine, pour sa part :
- Les conséquences de l’hyperconnectivité pour les salariés et les employeurs.
- Les initiatives et les protocoles organisationnels visant à freiner ce phénomène.
- Les lois adoptées à cet effet de par le monde et certaines critiques formulées.
Réalités et enjeux liés à l’hyperconnectivité
Une étude suisse révélait en 2018 qu’un tiers des individus souhaitaient prendre plus de distance vis-à-vis d’Internet et des médias sociaux. La COVID-19, qui a accéléré l’hyperconnectivité et l’emprise des outils de communication, a très certainement dû contrecarrer leurs ambitions, qui demeurent néanmoins plus que jamais louables.
Dans le monde du travail, de la même manière, l’accessibilité à une panoplie d’applications (Teams, Slack, Messenger, Nextivia, Zoom… sans oublier les bons vieux courriels et textos) renforce une attraction à laquelle il peut être difficile de résister, et qui place en certaines occasions le salarié dans un état de quasi-servitude.
Selon des sondages récents, plus de 70 % des Japonais seraient sollicités par leurs gestionnaires ou des collègues hors des heures courantes, et près de 50 % des Allemands trouveraient du temps pour vaquer à certaines tâches pendant leurs vacances.
La possibilité d’accéder à ses instruments de travail à distance favorise ainsi l’excès de zèle et peut façonner de nouvelles habitudes, voire une nouvelle culture organisationnelle. Sans même parler ici des entrepreneurs et des travailleurs et travailleuses autonomes, qui souvent ne comptent plus les heures.
DES PARADIGMES EN OPPOSITION
Pour pallier certains abus, le concept de droit à la déconnexion, plus massivement utilisé dans la littérature à compter de 2016, a été introduit. Il est défini par l’Organisation internationale du Travail comme étant la possibilité, pour un salarié, de se débrancher et de cesser tout échange électronique sitôt les heures de travail convenues dépassées.
Or, des entreprises intègrent déjà – à divers degrés – les horaires flexibles et ont délaissé le minutage fixe. Cela donne l’occasion aux salariés de moduler leurs temps de travail, pourvu que le nombre d’heures soit respecté. Pouvoir exercer sa profession en soirée, notamment, sied particulièrement bien la conciliation travail-famille et peut aussi contribuer à l’amélioration de la santé mentale.
Du reste, qui n’a jamais repris du temps en fin de journée, de son propre chef, pour compenser une pause-repas prolongée, par exemple. Toutefois, à doses immodérées, cela peut brouiller la frontière entre ces deux mondes et alimenter le syndrome du bon petit scout : « toujours prêt ».
Dans bien des cas, fort heureusement, ces deux paradigmes ne se sont pas en opposition absolue, et un équilibre plus sain tend à s’installer.
LES EFFETS DE L’HYPERCONNECTIVITÉ
À moyen et à long termes, la dépendance numérique est lourde de conséquences pour les employés qui en sont victimes :
- Anxiété, stress chronique
- Maux de tête
- Troubles oculaires
- Dépendances (alcool, drogues, etc.)
- Insomnie
- Présentéisme numérique
- Épuisement professionnel
- Perte de satisfaction au travail, etc.
Notez que les effets négatifs pour la santé mentale d’une heure supplémentaire effectuée la fin de semaine peuvent être deux fois plus grands à comparer au même temps ajouté en semaine.
Les gestionnaires devraient par ailleurs se montrer particulièrement attentifs aux jeunes travailleurs. Ayant adopté les technologies numériques plus tôt dans leur vie, ceux-ci seraient davantage en proie aux affres de l’hyperconnectivité.
Les entreprises ont aussi beaucoup à perdre lorsque leurs salariés se trouvent dans cette situation.
- Pertes en productivité : les employés qui n’arrivent pas à s’extraire de leur travail en fin de journée afficheraient une productivité 20 % inférieure à ceux qui y parviennent. Parfois, la procrastination fait figure de mécanisme compensatoire au stress et à l’anxiété des tâches.
- Pertes financières (roulement) : remplacer un salarié occasionne en moyenne des coûts de plus de 30 000 $.
- Perte en qualité : dans plusieurs secteurs d’activité, un nombre excessif d’heures travaillées nuit à la concentration et occasionne plus d’erreurs.
- Créativité en berne : régénératrices, les périodes de repos amélioreraient la créativité. Les spécialistes établissent aussi une corrélation entre le sommeil et la résolution de problèmes.
COMMENT FREINER L’HYPERCONNECTIVITÉ
On le sait, la santé-sécurité, « c’est l’affaire de tous! ». Conséquemment, il devrait en être de même pour la santé-sécurité numérique. « L’hyperconnexion est une responsabilité qui doit être partagée par l’entreprise [l’employeur] et son salarié », rappelle ainsi la psychologue clinicienne Salomé Benhaim.
Voici certains gestes que les travailleurs et les travailleuses voudront considérer afin de favoriser la déconnexion :
- Compartimenter son espace de télétravail dans un lieu précis, et s’y tenir.
- Utiliser, si possible, des appareils (téléphones, ordinateurs) différents pour le travail et la vie personnelle.
- Manger et prendre ses pauses loin des écrans, sans accéder à ses courriels.
- Éviter, si possible, l’envoi de courriels urgents en toute fin de journée.
- Recourir à des applications de gestion du temps pour renforcer l’autodiscipline (Off the Grid, StayFree, StayFocusd, etc.).
- Savoir dire non ou demander des délais prolongés pour l’exécution de certaines tâches.
Pour les employeurs, qui doivent entre autres, au Québec, assurer l’intégrité physique et psychique du travailleur, plusieurs initiatives sont également au menu :
- Éviter les rencontres chronophages et non urgentes en toute fin de journée.
- Éradiquer la culture de la réponse immédiate, lorsque cela n’est pas indiqué clairement dans le courriel, en activant au besoin la marque « Importance haute » () ou « Importance faible » ().
- Offrir des formations et ateliers sur les bonnes pratiques permettant la déconnexion.
- Envoyer les courriels à destinataires multiples lors des heures normales de travail pour éviter la compétition indue et le sentiment d’urgence.
- Si possible, ne pas prévoir de rencontre importante à la première heure les lundis, pour préserver les employés du stress d’anticipation la fin de semaine.
- Établir des politiques internes claires sur la déconnexion.
Créer des activités de sensibilisation au sein de l’entreprise est aussi à considérer. Le Barreau du Québec, par exemple, organisait en février 2024 la quatrième édition du Défi… On décroche, qui a pour but de conscientiser et de responsabiliser, car « il ne faut pas juste compter sur les autres pour décrocher ».
Le droit à la déconnexion, au Québec et ailleurs dans le monde
Le Canada ne fait pas figure de précurseur eu égard à la déconnexion au travail, tant s’en faut. La France a été le tout premier pays à appliquer ce principe, et ce, dès 2017. L’Italie (2017), l’Espagne (2018), l’Irlande (2021), le Portugal (2022), la Belgique (2023) et le Luxembourg (2023), entre autres, ont suivi.
Le droit à la déconnexion, qui ne prend pas nécessairement cette appellation précise dans tous les pays, s’articule différemment d’un État à l’autre. Certains prévoient une application généralisée à tous les milieux de travail, d’autres uniquement aux organisations du secteur privé regroupant un nombre minimum d’employés. Des dérogations sont parfois permises, comme au Portugal et en Belgique, qui admettent respectivement la « force majeure » et les « circonstances exceptionnelles ».
Plusieurs législations n’imposent pas de sanctions (ou très peu) directes et explicites pour les entreprises fautives. Le Luxembourg appliquera des pénalités pouvant aller jusqu’à 25 000 € à compter de 2026. L’Espagne, pour sa part, inflige des amendes variant de 70 € à 225 000 €.
Au Canada, l’Ontario est la seule province munie d’une forme de droit à la déconnexion, qui « s’entend du fait de ne pas effectuer des communications liées au travail, notamment les courriels, les appels téléphoniques, les appels vidéo […] de manière à être en inactivité ». La Loi, qui oblige dans les faits les employeurs à créer une politique écrite, concerne les entreprises de 25 salariés et plus.
Au Québec, trois projets de loi sur le droit à la déconnexion ont déjà été présentés à l’Assemblée nationale : en mars 2018, en juin 2020 et en décembre 2021. Ils n’ont toutefois pas franchi les étapes nécessaires menant à l’obtention de la sanction. Le ministre du Travail, Jean Boulet, demeure toutefois attentif au contexte d’hyperconnectivité et à la sollicitation en dehors des heures usuelles de travail. « Il faut que chaque entreprise fasse la réflexion qui est appropriée à ses besoins et s’assure que ce qui est demandé aux employés est utile et nécessaire », a-t-il précisé plus tôt cette année.
Des critiques pertinentes…
On peut à présent poser la question de l’efficacité des mesures entourant le droit à la déconnexion. Ainsi, dans plusieurs pays, comme cela sera essentiellement le cas pour les organisations canadiennes de compétence fédérale, la loi oblige uniquement la production d’une politique à cet égard, qui inclut des modalités en matière de déconnexion et de communication entre employeurs et salariés.
Après avoir pu constater de plus longue date la mise en œuvre du droit à la déconnexion en Europe, certains observateurs soulignent entre autres la faiblesse des cadres juridiques et les difficultés d’application.
En France, par exemple, la loi ne prévoit aucune obligation d’accord avec les salariés et aucun délai de négociation n’est stipulé. En Espagne, trois ans après l’instauration de la loi, seul un salarié sur trois avait indiqué que son entreprise reconnaissait le droit à la déconnexion. Plus globalement, un sondage effectué dans 4 pays européens révélait que 80 % des employés recevaient encore après l’entrée en vigueur de la loi des messages de leur employeur en dehors des périodes habituelles.
… QUI AUSSI FONT ÉCHO À DES PROBLÉMATIQUES BIEN CONNUES
Généralement, le droit à la déconnexion ne s’applique pas aux gestionnaires et aux dirigeants, et ne constitue pas une obligation pour les salariés. Normalement, ces derniers peuvent volontiers, le cas échéant, s’en prévaloir… ou pas.
Cela renvoie tout autant à la mesure de la charge de travail, aux pressions pour s’en acquitter dans les temps impartis, et à l’ergomanie (hypervigilance) numérique que cela peut induire… et qui pourrait faire l’objet d’un tout autre article dans une prochaine édition de Convergence SST.

Jasmin Pilon • Conseiller en communication
Jasmin Pilon s’intéresse particulièrement à la gestion stratégique de la communication et aux nouvelles technologies de la SST (EPI intelligents, robotique collaborative, cybersécurité, etc.), ainsi qu’aux enjeux qui les accompagnent. Il est titulaire d’une maîtrise en sciences de la communication et d’un baccalauréat en administration des affaires.