Le plus haut tribunal du Québec a maintenu un verdict de culpabilité 11 ans après un événement tragique qui a causé la mort d’un camionneur expérimenté.
Un bref rappel de cette tragédie
L’accident mortel est survenu le 11 septembre 2012. Le camion de 12 roues de type conteneur a été retrouvé au pied d’une pente sur un chemin forestier, sans aucune trace de freinage. Le corps du travailleur gisait au sol et la porte côté conducteur était « entrouverte et abîmée ».
Il s’agissait pourtant d’un travailleur expérimenté, Albert Paradis. Celui-ci se plaignait déjà depuis un certain temps de l’état défectueux des freins du camion, qu’il utilisait depuis 2010. Le rapport de l’expert de la SAAQ, présenté en preuve par la poursuite, soulevait d’importantes défaillances du système de freinage.
De son côté, en défense, l’accusé soulevait d’autres arguments un à un analysés par la juge Hélène Bouillon… et rejetés. Voici un résumé de ces arguments :
- Les demandes répétées de la victime concernant les freins ont été prises en charge par le mécanicien responsable. Cependant, cet argument a été rejeté par la Cour du Québec en raison du manque de crédibilité du témoin et de la fiabilité de son témoignage; des rapports d’entretien contenaient de nombreuses irrégularités.
- Le travailleur voulait bénéficier de prestations de la CSST (aujourd’hui la CNESST) pendant l’hiver. Il a donc provoqué son accident. Des affirmations tout à fait hypothétiques, a soutenu la juge Bouillon.
- La faute contributoire de la victime qui, selon la reconstitution de l’événement, a sauté du camion sans être attachée. Le fait que le contremaître admettait dans son témoignage que la victime lui avait fait part de son inconfort face au chargement du camion rendait cet argument faible et, conséquemment, rejeté.
- L’omission d’exercer un droit de refus. Contrairement à ce qu’on semble laisser croire, cette dénonciation ultime du fait qu’il y a danger n’est pas aussi simple à faire ou à dire, soutient la juge Bouillon.
Dans son jugement prononcé le 14 février 2019, la Cour du Québec conclut que la poursuite a prouvé hors de tout raisonnable les éléments constitutifs de l’infraction ayant causé la mort par négligence criminelle.
Or, 8 ans après ce tragique événement, après 25 jours d’audition, l’employeur, CFG construction, à titre de personne morale, a été condamné par la Cour du Québec à verser 300 000 $ d’amende (et une suramende de 15 %). L’organisation a été contrainte à se conformer à plusieurs mesures probatoires et à respecter plusieurs conditions, dont celles d’honorer toutes les obligations légales auxquelles l’accusée est assujettie, de retenir les services d’un consultant externe afin d’évaluer la conformité, de proposer des correctifs appropriés, ainsi que de faire rapport annuellement de la situation et de fournir chaque année une formation à tous les employés sur les obligations et responsabilités des utilisateurs et exploitants de véhicules lourds (décision 200-01-175428-139).
L’arrêt de la Cour d’appel
De nombreux arguments ont été soulevés par l’accusé dans sa requête pour en appeler de la décision de la Cour du Québec. Principalement, j’aimerais en attirer trois à votre attention, ci-dessous. Les directeurs et superviseurs qui assistent à notre formation Code criminel du Canada et lois en SST : obligations et diligence raisonnable nous posent souvent des questions sur ces notions.
Argument pour en appeler du jugement de la Cour du Québec | Motif de la Cour d’appel |
La Cour du Québec a appliqué de manière erronée la notion de négligence criminelle. Elle a entre autres accordé une trop grande importance à la conséquence de l’infraction plutôt qu’au degré de faute, de sorte qu’il n’a pas été prouvé, hors de tout doute raisonnable, « une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui ». | La Cour du Québec n’a pas accordé une attention indue à la conséquence de l’événement dans l’application de la notion de négligence criminelle et l’utilisation de l’expression « norme de prudence ». Elle s’est concentrée sur la gravité de la faute et a déterminé que la conduite de l’accusé correspondait à « un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable ». Cet argument ne justifie donc pas l’intervention de la Cour d’appel. |
Les déclarations de la victime ont été rapportées par d’autres témoins, et cela constitue un ouï-dire. | C’est vrai, sauf que la juge Bouillon n’a pris en considération ces arguments que pour confirmer que la victime avait rapporté les problèmes de freins à son employeur. Un fait qui n’a d’ailleurs pas été contesté par ce dernier. Cet argument n’a donc pas été retenu. |
Perquisition abusive : l’enquêteur de la Société de l’assurance automobile du Québec a obtenu des documents en contravention de l’article 59 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. | La Cour d’appel reconnaît que cette preuve a été obtenue en contravention de la Loi. Toutefois, la rejeter aurait déconsidéré l’administration de la justice. |
L’arrêt de la Cour d’appel est étoffé; il contient 245 paragraphes. Mais les principaux arguments des motifs de rejet de la Cour d’appel se trouvent à mon avis dans les deux paragraphes suivants :
« [127] Je le redis, le jugement est soigné et la juge cerne précautionneusement les enjeux. Elle tire des conclusions claires et précises sur la cause de l’accident : le camion était mal entretenu, ce qui dénote, en raison des devoirs qui incombaient à l’appelante, un écart marqué et important de la norme applicable dans les circonstances.
« [128] L’évaluation de la preuve ne révèle donc aucune erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation de la preuve et n’est pas erronée. De plus, le verdict n’est pas déraisonnable. »
Une leçon à retenir : les fameux « si »
D’un point de vue humain, après une telle tragédie, plusieurs vivront péniblement ce drame, en commençant par la famille. Et, évidemment, aucun employeur ou collègue peut ne pas être bouleversé. C’est souvent dans ces moments qu’une kyrielle de pensées traversent notre esprit. Vous savez, le fameux hamster qui tourne dans notre tête. Je parle évidemment des fameux « si »! : si on avait entretenu notre équipement, si on avait écouté les plaintes rapportées par le travailleur, si on avait compris que la pression financière ne doit jamais compromettre la sécurité ou la vie d’un salarié, si le travailleur avait exercé un droit de refus.
Si… et si!
Voilà pourquoi adopter un code de conduite qui met en avant la diligence raisonnable doit être la priorité de tous les membres de votre équipe de direction et de supervision. Ce code de conduite, au risque de le répéter, se résume à trois devoirs :
- Le devoir de prévention, qui impose à l’employeur d’identifier les risques liés au travail et à déterminer les mesures de sécurité appropriées.
- Le devoir d’efficacité, qui exige la mise en place de moyens concrets pour assurer la sécurité des travailleurs, notamment en matière d’équipements, de méthodes de travail, d’organisation du travail et de supervision sur le terrain.
- Le devoir d’autorité, qui démontre le leadership de la direction et l’intolérance face aux conduites dangereuses.
Ne manquez pas de vous remémorer ces trois devoirs. La répétition est mère de la sagesse, comme le veut le dicton.
Maryline Rosan • Avocate, conseillère et formatrice en SST
Membre du Barreau du Québec, Maryline Rosan détient un baccalauréat en administration des affaires et un baccalauréat en droit. Elle s’intéresse entre autres au droit pénal de la SST et, plus particulièrement, à l’évolution de la jurisprudence ainsi qu’à la notion de diligence raisonnable. Me Rosan est souvent sollicitée afin d’offrir des formations sur la maîtrise d’œuvre et les obligations du donneur d’ouvrage vis-à-vis différents groupes : chargés de projets, membres de la direction, représentants du donneur d’ouvrage auprès des entrepreneurs, etc.